L’entreprise est (déjà) un acteur politique

(mise à jour le 7 janvier 2018)

Vendredi 5 janvier 2018, une nouvelle mission a été confiée par le gouvernement à Jean-Dominique Senard et Nicole Notat sur la redéfinition du rôle de l’entreprise. Si des débats politiques voire réglementaires émergent pour redéfinir le rôle et les missions des entreprises, en réalité ils ne font, une fois de plus, que suivre un mouvement déjà bien ancré et déjà en marche.

En janvier 2011, j’avais eu l’opportunité d’exprimer une conviction nourrie d’une longue analyse des courants d’opinion et des engagements RSE des entreprises. Ceci à l’occasion d’une tribune dans le magazine Influencia: “Quand les marques deviennent des acteurs politiques”, en réponse à Dominique Wolton: les entreprises ne se réduisent pas à des équations marketing et financières. Les “marques-corporate”, ont plus que jamais des responsabilités publiques et politiques en tant que parties prenantes totalement intégrées et co-responsables de nos enjeux de société. Alain Renaudin répond à Dominique Wolton.

Le 24 décembre dernier (2010), la marque Benetton inaugurait en Libye, via son centre de recherche La Fabrica, une statue en l’honneur de la paix et de la révolution libyenne. La statue s’intitule «Unhate Dove» (Dove pour Colombe), et s’inscrit donc dans la cadre de la campagne de communication mondiale «Unhate» de Benetton et de sa fondation.

Dès lors, la question peut se poser de la légitimité d’une marque à s’inscrire si ostensiblement, et de manière si réfléchie (certains diraient calculée), dans l’actualité politique d’un pays. On pourrait bien sûr considérer que Benetton doit s’en tenir à fabriquer des pulls, à ses affaires commerciales, et qu’une entreprise après tout n’est qu’un organisme visant à concevoir, produire et vendre des biens et des services à sa clientèle, en respectant le cadre réglementaire fixé par le législateur. Il y a quelques semaines Dominique Wolton affirmait dans les colonnes d’INfluencia que «les marques ne sont pas des acteurs politiques».

Pour une fois, et avec la plus grande estime que je peux avoir pour Monsieur Wolton, je ne suis pas d’accord et même aux antipodes, considérant au contraire que les marques sont, et même doivent être, des acteurs politiques. Non pas des acteurs politiques au sens partisan (souvent dogmatique) du terme, mais des acteurs politiques au sens de l’implication dans le mode de fonctionnement de notre communauté sociale. Face aux enjeux contemporains qui sont les nôtres, nous sommes tous parties prenantes d’un destin commun, interconnectés et interdépendants, personne ne doit vivre dans sa bulle, encore moins les organismes et acteurs économiques disposant d’une forte capacité à peser sur le cours des choses, par leur poids économique ou par leur influence tout simplement.

Les entreprises ne se réduisent pas à des équations marketing et financières, soyons même cohérents, c’est tout ce qu’on leur reproche d’être trop. Les entreprises sont des communautés d’hommes et de femmes qui ne sont pas moins dotés de convictions, de sentiments, de valeurs, qui ne disparaissent pas dès lors qu’ils franchissent le seuil de la porte de leurs employeurs. Ces entreprises aujourd’hui sont en mouvement, en recherche de sens, en besoin de mobilisation, d’adhésion, d’innovations, leurs valeurs ne se limitent pas à une liste de vœux pieux dans leur plaquette institutionnelle, parfois elles se traduisent en actes.

Les entreprises s’engagent, et même le revendiquent, en termes de responsabilités sociales et environnementales par exemple, et c’est bien le moins que nous attendons d’elles. Il est souhaitable, au profit de tous, y compris d’elles-mêmes, que les entreprises soient de moins en moins déconnectées des enjeux politiques. Alors oui, une entreprise peut afficher des engagements politiques. Je dirais que sa seule limite est celle de sa sincérité, de sa légitimité, de la transformation de ses engagements en actes.

En outre, je ne vois pas au nom de quoi une entreprise pourrait être entravée dans l’affichage d’un parti-pris “politique” (vision sociétale). C’est après tout, un organisme privé qui, au même titre que la sacro sainte liberté de la presse, dispose aussi de sa propre liberté de penser. On peut même regretter en France le trop grand cloisonnement entre les décideurs politiques et les acteurs économiques. Je ne parle par des réseaux qui se côtoient intimement, mais de la collaboration assumée et décomplexée entre sphères publiques et privées qui serait si profitable dans les moments charnières que nous traversons. La France doit encore et toujours faire sa révolution culturelle sur ce sujet et purger son puritanisme.

Ces dernières années, les nominations de personnalités « civiles » à des postes gouvernementaux ont été plutôt limitées et mitigées en termes de résultats, sans doute principalement en raison de différences culturelles et managériales. C’est bien dommage à l’heure où la diversité culturelle doit être une source d’inspiration et de renouveau. La nouvelle tentative de nominations de personnalités civiles dans le gouvernement d’Edouard Philippe sera peut-être davantage couronnée de succès.

De l’autre côté, les leaders politiques et leurs mouvements sont fréquemment critiqués, souffriraient même d’un certain désaveu, voire d’impuissance à faire face aux enjeux. La sphère économique est quant à elle surtout perçue à travers le prisme déformateur et caricatural de la prédominance financière, mais reste cependant considérée comme la seule susceptible de créer de la richesse et de la croissance. Et pourtant, entendez-vous souvent dans les campagnes électorales ou lors de débats économiques l’avis des dirigeants d’entreprises ? Leurs points de vue, témoignages, convictions pourraient sûrement donner lieu à débats, mais seraient certainement intéressants. Le politique a trop le monopole du débat politique, et les leaders économiques sont beaucoup trop méconnus et absents de la sphère du débat publique. Qui connait les dirigeants du CAC 40 ?

Les marques, ou plus exactement les “marques-entreprises” ont plus que jamais des responsabilités publiques et politiques en tant que parties prenantes intégrées et co-responsables de nos enjeux de société.

Au delà de la mondialisation, souvent dogmatisée, il faut surtout voir que nous vivons une époque d’interconnexions, de porosité totale, temporelle et spatiale. Chacun est acteur, chacun est responsable, et surtout co-déterminant. Ce chacun, c’est nous, mais c’est aussi chaque entité privée ou publique.

Le public n’a plus le monopole de l’action politique au sens de la gestion du bien commun, il n’en a d’ailleurs plus les moyens, et peut-être même plus les compétences. C’est à l’intelligence collective d’œuvrer désormais. Alors si les marques ont des convictions et des projets politiques, et peuvent être entendues, voire suivies, elles sont les bienvenues, plus que jamais.

C’est d’ailleurs déjà le cas depuis longtemps. Les entrepreneurs ont toujours été des acteurs sociaux, de territoires. Durant une bonne partie du 19ème et du 20ème siècle, on appelait cela des entreprises “paternalistes”, soucieuses de “leurs” ouvriers, de leur lieux de vie, de leur famille, de leur formation (certaines écoles d’ingénieurs ont d’abord été créées pour les ouvriers avant de l’être pour les managers). Plus tard, de façon parfois péjorative, certains patrons “sociaux” étaient qualifiés de “patrons de gauche” (même si 1974 avait fait la démonstration qu’ils n’avaient pas le monopole du coeur, mais ça c’est une autre histoire).

Dans un passé plus récent, (et pour faire court), c’est évidemment l’émergence du développement durable (rapport Brundtland en 1987); l’affirmation de la responsabilité des activités humaines sur les changements climatiques (2001 _ 3ème rapport du GIEC); les lois (françaises) sur l’obligation de rendre compte des impacts sociaux et environnementaux pour les sociétés cotées; et finalement depuis quelques années (+/- au tournant des années 2010), la mise en place de démarches pro-actives et volontaristes par les entreprises elles-mêmes, notamment dans le cadre de leurs politiques Développement Durable ou RSE. Ceci pour un certain nombre de raisons (réputation, interne, ONG, parties prenantes …) mais sans doute principalement par l’émergence d’un double effet accélérateur majeur: la quête de sens et le rationalisme économique.

C’est une idée beaucoup plus établie que l’on croit auprès de l’opinion publique et des dirigeants d’entreprises que de considérer le développement durable comme non seulement possible mais surtout PROFITABLE.

Dès le milieu des années 2000, les études que j’avais mises en place à l’Ifop lorsque j’ai commencé à me faire une spécialité de ce sujet démontraient que les dirigeants d’entreprises considéraient le développement durable davantage comme une source d’opportunités que de contraintes, voire une condition nécessaire à la préservation de parts de marché et de croissance. Vous trouverez en bas de cet article un lien vers une étude KMPG réalisée en 2008 à l’occasion du sommet de la Terre qui confirmait ce qui était à l’époque une tendance en construction. Beaucoup d’autres études, sur lesquelles j’intervenais ou non, confirmaient cette dynamique.

Le grand public n’était pas en reste et estimait que le développement durable était non seulement compatible avec les objectifs de profitabilité des entreprises, mais même bénéfique. Dès lors nous avons connu une longue période de grande confusion, de grand paradoxe et surtout une occasion manquée que nous commençons à peine à rattraper aujourd’hui. Cette période, c’était celle de l’écologie castratrice, incompatible avec la croissance, moralisatrice, réglementaire, punitive … : l’écologie a été mal vendue. Elle était également trop politisée, phagocytée (en France notamment) par un parti politique sans crédit, sans charisme, sans cohérence, sans leadership. Bref, un mauvais argumentaire et un mauvais cheval, mais surtout une erreur conjoncturelle de lecture sociale et politique: l’écologie n’est pas un sujet politique, c’est un sujet de société et personne n’en a le monopole. Le débat politique en matière d’écologie n’est pas: “pour ou contre” l’écologie, mais “comment” l’écologie. Une écologie mal vendue, mais également mal “exploitée” par les acteurs économiques eux-mêmes qui auraient pu voir là l’occasion d’un peu de pédagogie dans un environnement français, social et culturel, où l’économie et les marchés sont nécessairement néfastes. Ce qui est “bon”, nécessairement, ne peut pas faire de bien.  Cette période, nous y sommes encore en partie. Cela ne signifie pas que l’écologie et la protection de l’environnement n’exigent pas des efforts, cela signifie que ces enjeux ne nécessitent pas – exclusivement – des efforts. Interpeller et sensibiliser sur les gabegies et les comportements irresponsables reste une évidente nécessité, mais il est aussi indispensable de provoquer un changement de regard pour voir également l’écologie comme une source de prospérité, comme un facteur compatible, inspirant et positif. Il s’agit dès lors de “réintégrer” l’écologie dans notre écosystème économique. La formule parait stupide tant se détacher de l’écologie, c’est-à-dire de nous-mêmes, est en réalité impossible. C’est pourtant ce que nous avons cru pouvoir faire, inconsciemment tout au long d’un siècle de révolution industrielle entre le 19ème et le 20ème siècle. Redécouvrir l’écologie comme un allié et non comme une contrainte est sans doute une des clés du changement de paradigme recherché comme une quête du Graal.

En chemin, la crise financière de 2008 n’a rien arrangé à l’affaire: court terme, finance, “ce monde là” ne peut s’intéresser à l’écologie, sujet “humaniste” et de long terme. Les entreprises ont donc préféré se taire ou disons être assez discrètes, estimant que “le bruit ne fait pas de bien, et le bien ne fait pas de bruit”.

Aujourd’hui nous entamons une nouvelle phase, au cours de laquelle, petit à petit, les entreprises vont de plus en plus s’exprimer sur l’écologie et plus globalement sur leur rôle sociétal. Nous l’avons encore vu récemment avec les entreprises partenaires des Etats au OnePlanetSummit, engagées et volontaires, pour leur bien et le bien de tous. Sans angélisme, mais parce qu’il faut bien comprendre que plus rien n’est indépendant, déconnecté. Nous vivons une grande mutation collective, mue par différents facteurs, à vitesses et à échelles variables certes, non imposée de l’extérieur, animée par une dynamique lente mais puissante, qui s’appelle le sens de l’histoire.

Les acteurs économiques découvrent leur “intérêt” au Développement Durable. Nous passons de l’Etat Providence (qui ne l’est plus mais le croit encore) à une idée d’Entreprise Providence (qui commence à le comprendre mais qui n’est pas toujours prête). 

 

 

En complément:

Etude KMPG réalisée en 2008 à l’occasion du sommet de la Terre

Les clés d’une bonne communication développement durable

Pourquoi l’environnement a été si mal vendu aux Français ?

L’avenir est à co-entreprendre