Discours de Chicago – 1970 – Georges Pompidou.

Discours visionnaire sur les enjeux écologiques inspiré par ce cliché historique de Bill Anders qui pour la première fois montre à l’humanité « la maison des hommes » dans l’immensité de l’espace. (histoire incroyable de ce cliché en fin d’article)

Lors d’un discours officiel au dîner de l’Alliance française prononcé le 28 février 1970 à Chicago Georges Pompidou alerte sur les enjeux environnementaux, interpellé par la première photo du “lever de Terre” depuis la Lune prise par Bill Anders lors de la mission Apollo 8 de 1968.

Avec ses huit millions d’habitants, ses 46 milliards de dollars de produit annuel brut, un revenu annuel par famille de 14000 dollars, une production d’acier supérieure à celle de la France, Chicago n’a pas besoin d’éloge. La réalité de ses entreprises parle pour elle, comme la beauté de ses gratte-ciel qui évoquent les noms des plus grands architectes, tels que Mies van der Rohe. Dans l’aventure de l’Amérique moderne, du monde moderne, votre ville joue un rôle éminent que lui confèrent l’esprit d’entreprise et l’énergie de ses citoyens. Il n’en est pas de plus représentative des progrès extraordinaires accomplis par les États-Unis dans les domaines de la technique et de l’industrie.

Mais le rythme de cette évolution crée à l’homme de la fin du XXe siècle des problèmes inattendus. Pris de court par les transformations de son milieu dont il est pourtant directement responsable, il se demande s’il est encore capable de maîtriser les découvertes scientifiques et technologiques dont il attendait le bonheur. Tel l’apprenti sorcier, ne risque-t-il pas finalement de périr par les forces qu’il a déchaînées.

L’emprise de l’homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle-même. Il est frappant de constater qu’au moment où s’accumulent et se diffusent de plus en plus les biens dits de consommation, ce sont les biens élémentaires les plus nécessaires à la vie, comme l’air et l’eau, qui commencent à faire défaut. La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l’homme du début de ce siècle s’acharnait encore à maîtriser, mais comme un cadre précieux et fragile qu’il importe de protéger pour que la terre demeure habitable à l’homme.

C’est en grande partie la conséquence d’un développement urbain qui a atteint des proportions alarmantes et préoccupe tous les responsables. Vous y êtes, à Chicago, particulièrement attentifs.

Dans l’entassement des grandes agglomérations, l’homme se voit accablé de servitudes et de contraintes de tous ordres qui vont bien au-delà des avantages que lui apportent l’élévation du niveau de vie et les moyens individuels ou collectifs mis à sa disposition.

Il est paradoxal de constater que le développement de l’automobile, par exemple, dont chacun attend la liberté de ses mouvements, se traduit en fin de compte par la paralysie de la circulation. Le temps n’est pas loin où la marche apparaîtra comme le mode de transport le plus sûr et le plus rapide dans nos grandes cités s’il y reste encore des trottoirs! Dès maintenant, des problèmes analogues commencent à se poser aussi pour l’espace aérien.

Plus graves sans doute que ces problèmes de circulation – encore qu’ils soient pour les hommes et en particulier pour les travailleurs une cause de fatigue physique et nerveuse considérable – plus graves sont les conséquences morales des conditions de vie dans les villes modernes. Je pense, par exemple, à l’accroissement de la criminalité, en particulier de la délinquance juvénile. La «ville», symbole et centre de toute civilisation humaine, est-elle en train de se détruire elle-même et de sécréter une nouvelle barbarie? Question étrange, mais qu’on ne peut pas s’empêcher de poser, que vous vous posez avec une inquiétude que nous comprenons bien, nous autres Européens dont l’histoire a consisté à faire reculer au profit de la cité l’antique forêt hercyenne et qui, aujourd’hui, devons nous préoccuper de rendre sa place à la forêt. 

Voilà quelques-uns des défis à la société moderne, pour reprendre l’expression du président Nixon, dont nous commençons à prendre conscience et auxquels il importe de faire front. Pour y parvenir, il convient comme toujours de dénombrer les difficultés et de chercher les solutions convenant à chaque cas. Or, face à ce qui n’est, espérons-le, qu’un phénomène de croissance, nous constatons combien l’aménagement des institutions s’effectue avec lenteur par rapport au développement foudroyant des techniques. L’organisation de la société ne s’adapte pas à l’énorme essor et déplacement démographique qui provoque ces phénomènes «d’encombrement» bien connus des sociologues. Il y a là matière à études et à réformes pour les dirigeants des États comme pour les responsables des grandes villes.

Mais c’est un fait que chaque problème résolu en fait naître d’autres, en général plus difficiles, et que l’homme est amené à remettre en question la croyance à un progrès linéaire selon laquelle chaque succès de la découverte s’ajouterait aux précédents dans une chaîne continue conduisant au bonheur.

Ainsi, au moment même où les savants remportent leurs victoires les plus spectaculaires et les plus exaltantes pour l’esprit, apparaissent les premiers éléments d’un procès de la science. Plus que la science fondamentale dont rien ne peut arrêter le développement, ni contrôler les orientations, c’est de la technologie qui en procède qu’il est possible d’orienter les applications afin de mieux les adapter à l’homme et à son besoin de bonheur. Il faut créer et répandre une sorte de «morale de l’environnement» imposant à l’État, aux collectivités, aux individus, le respect de quelques règles élémentaires faute desquelles le monde deviendrait irrespirable.

Ce n’est pas un hasard si les États-Unis, pays à la pointe de l’expansion économique et du progrès technique, sont aussi le pays où se manifeste le plus grand intérêt pour les problèmes dits de «conservation». La protection de l’espace naturel doit être désormais une de nos préoccupations premières.

Il s’ensuit que le rôle des pouvoirs publics ne peut aller qu’en s’étendant, car c’est à eux qu’il convient d’édicter les règles et de prononcer les interdictions. Mais l’application de ces règles ne peut être laissée à la seule discrétion des fonctionnaires ou des techniciens. Dans un domaine dont dépend directement la vie quotidienne des hommes, s’impose plus qu’ailleurs le contrôle des citoyens et leur participation effective à l’aménagement du cadre de leur existence.

J’ajoute que la solution gagnera à être recherchée dans un cadre international et dans la coopération de toutes les nations, en particulier de toutes les nations industrielles, également préoccupées des dangers qui les menacent et soucieuses de les écarter. Vous savez que le président Nixon a pris des initiatives en ce sens. De même, la France et les États-Unis, dans leurs accords récents pour développer leur coopération scientifique et technique, ont à juste titre placé au premier rang des problèmes qui leur paraissent requérir une action commune, ceux de l’urbanisme, de la lutte contre la pollution, de l’aménagement des transports. En développant une coopération qui ne comporte, bien entendu, aucune exclusive, nos deux pays donneront un exemple dont je souhaite qu’il soit suivi. 

J’ai, déjà, à plusieurs reprises, au cours de ce voyage, évoqué l’extraordinaire épopée de vos astronautes partis à la conquête de la Lune. Parmi les images que la télévision a répandues à cette occasion, aucune ne m’a frappé autant que celle de la Terre, aperçue pour la première fois du sein de l’espace interplanétaire. Enrobée de vapeurs, parée des couleurs impressionnistes, la Terre nous est apparue comme un îlot perdu au milieu de l’immensité, mais dont nous savons qu’il est doté de ce privilège fragile et peut-être unique qu’est la vie.

Quelle vision mieux que celle-là (la planète Terre vue de la Lune), étrange et pourtant familière, pourrait nous donner conscience de la précarité de notre univers terrestre et des devoirs de solidarité qu’implique la sauvegarde de la maison des hommes.

À écouter avec la voix forte et si particulière de Georges Pompidou.

Merci à l’Institut Georges Pompidou pour avoir gardé mémoire de ce discours.



L’histoire de ce célèbre et déterminant cliché

En 1968 les Américains bousculés par les Russes précipitent la préparation du premier homme sur la Lune. Il faut partir en éclaireur pour cartographier la surface du satellite de la Terre et repérer le meilleur endroit pour le futur alunissage. C’est la tâche d’Apollo 8, première mission habitée pour la Lune qui doit orbiter autour de la Lune pour établir ses observations (10 rotations seront effectuées). L’équipage est composé de Frank Borman (à gauche), le pilote du module de commande, James Lovell le navigateur (à droite), et William (souvent appelé Bill) Anders, le pilote du module lunaire, et photographe (au centre).

Le cliché fut pris lors de la quatrième rotation avec un appareil photo Hasselblad. « Oh mon Dieu ! Voilà la Terre qui se lève. Que c’est beau ! », s’est exclamé Bill Anders. Il prit rapidement une photo en noir et blanc, mais sans doute éblouis pas les couleurs les astronautes s’agitèrent pour trouver rapidement une pellicule couleur, que Jim Lovell s’activa à chercher en s’agitant dans la capsule. Lorsque le film fût enfin dans l’appareil c’était trop tard, la Terre avait disparu. « Nous l’avons manquée », se lamentait Bill Anders. Mais finalement une seconde occasion se présenta et cette fois-ci Bill Anders réussit à voler cet instant éphémère qui deviendra éternel.

La photo fut dévoilée par la NASA le 30 décembre 1968, 3 jours après le retour des astronautes. D’autres clichés de la Terre existaient déjà, mais pris depuis des satellites. Ce « lever de Terre », outre la perfection du cliché avec la surface lunaire au premier plan et la planète Terre en partie dans l’obscurité, semblant flotter dans l’immensité déserte et obscure de l’infini, se détachant par sa couleur vive et bleue, est la première photo prise par un homme tenant un appareil dans ses mains et regardant depuis l’univers l’image de la maison des hommes.

Anders déclarera plus tard à propos de cette photo : « Nous sommes partis explorer la Lune, et nous avons découvert la Terre ». Si l’histoire a surtout retenu « l’autre » phrase de Neil Armstrong prononcée quelques mois plus tard, il faut sans doute aujourd’hui rendre hommage à Bill Anders pour la puissance de cette sage et visionnaire interpellation. Le « bon de géant pour l’humanité » serait sans doute de prendre enfin pleinement conscience de la beauté et fragilité de cette Terre dont dépend notre destin d’humanité. 

Une photo, et une citation, d’une incroyable et vertigineuse résonance aujourd’hui, au moment même où l’humanité n’a jamais autant pris conscience de la fragilité de sa planète mère et hôte. 

Cette Terre est notre seul avenir.

La maison des hommes