Innover, c’est survivre. Plaidoyer pour la recherche en entreprise. – The monthly Digest

Pour Jacques Lewiner, investir dans la R&D n’est pas une option pour les entreprises. Professeur honoraire à l’ESPCI Paris Tech.

« L’homme aux mille brevets ». C’est le surnom de Jacques Lewiner, Professeur honoraire à l’ESPCI Paris Tech, physicien et entrepreneur à succès. Pour ce personnage iconoclaste ayant œuvré toute sa vie pour une recherche décomplexée, investir dans la R&D n’est pas une option pour les entreprises.

L’innovation disruptive, une question de survie pour les entreprises

 « Vouloir améliorer une bougie ne donnera jamais une ampoule »

« Innover, c’est survivre » commence Jacques, faisant un parallèle entre la recherche en entreprise et la théorie de l’évolution des espèces. Avant de continuer : « Il faut bien différencier l’innovation incrémentale et l’innovation disruptive. La première améliore une industrie, la seconde la change à tout jamais ». Selon le physicien, les entreprises françaises sont encore trop attachées à l’innovation incrémentale, qui ne permet pas de grandes avancées majeures. « Vouloir améliorer une bougie ne donnera jamais une ampoule. Il faut changer de perspective. Les Américains et les Israéliens l’ont pour l’instant bien mieux compris que nous. »

« Les entreprises qui réussissent le mieux ne sanctionnent pas l’échec. »

Pour être disruptif, il faut prendre des risques. Comment ? En acceptant la part d’échec inhérente à toute tentative de découverte. « Les entreprises qui réussissent le mieux sur le terrain de la R&D sont celles qui ne sanctionnent pas l’échec. » Pour Jacques, les cultures doivent aussi être mélangées au sein des départements R&D. « Sciences humaines, physique, chimie… les plus grandes inventions naissent des confrontations de plusieurs disciplines. » Question timing, Jacques averti des dangers d’une vision souvent court-termiste des entreprises, qui privilégient des stratégies actionnariales peu cohérentes et donnent la primauté à la réduction des coûts, au détriment des budgets recherche. Enfin, les brevets. « Pour 10 projets de recherche, particulièrement dans le monde pharmaceutique, moins d’un se conclut en moyenne par une invention, ensuite transformée en succès commercial. Les risques pris par les entreprises sont énormes, il est donc tout à fait légitime qu’elles se protègent sur le marché mondialisé en brevetant leurs innovations. »

Faire entrer les entreprises dans les universités

Jacques regrette une relation public/privé bien trop sporadique en France. Il prend pour exemple l’indicateur de création d’activité économique à partir des incubateurs universitaires. « Même pour des établissements de grand renom, les chiffres d’affaires cumulés sur 10 ans des starts-ups créées par ces établissements sont typiquement de l’ordre de la centaine de millions d’euros. A l’ESPCI Paris Tech, nous en sommes à plus d’ 1,4 milliard, mais cela reste ridicule, notamment par rapport aux universités américaines qui n’ont pourtant pas un meilleur niveau d’enseignement  et de recherche que nous. »

« Comme si la recherche ne pouvait pas se compromettre avec l’économie »

En cause selon Jacques : l’intelligentsia française et sa vision dépassée de la recherche. « Jeune chercheur, on me regardait comme un martien parce que je préférais exposer mes inventions au salon des composants électroniques plutôt qu’à celui de la physique. Comme si la recherche était quelque chose de si sacré qu’elle ne pouvait pas se compromettre avec la sphère économique. Il pointe par ailleurs du doigt une règlementation obsolète qui, pendant très longtemps, ne permettait même pas à un chercheur d’intégrer des conseils d’administration. Si les choses ont changé depuis les années 2000, tant légalement que dans mentalités, notre professeur sait qu’il y a encore du chemin à parcourir. « Quand je parle avec mes étudiants en fin d’études aux Etats-Unis, il n’est pas rare de les entendre dire qu’ils hésitent à travailler dans telle ou telle start-up de leur directeur de thèse américain. Lorsque nous aurons des réponses de ce genre de la part d’étudiants français, nous pourrons dire que nous aurons réussi à changer les mentalités. » Par ailleurs, Jacques préconise qu’en plus des contrats de recherche traditionnellement donnés par des industriels auprès de centres de recherche, soient créés des ponts par des partenariats entre entreprises et universités, plus susceptibles de générer, par le mélange des cultures, des innovations de rupture.

La recherche, pilier de l’industrie cosmétique

« Un vrai sens sociétal : rendre les gens plus heureux et mieux dans leur corps »

Sur les principaux enjeux de la cosmétique de demain, le physicien est bavard. « Les enjeux de la cosmétique sont considérables. C’est un secteur-clé, à la croisée de disciplines comme la biologie, la chimie et la physique, et dont la vocation porte un vrai sens sociétal : rendre les gens plus heureux et mieux dans leur corps. » Parmi les principaux enjeux, Jacques donne quelques exemples. L’amélioration des filtres solaires permet désormais de mieux se protéger contre les UV. La repousse des cheveux chez les hommes est aussi une priorité majeure, avec la valorisation des cellules souches dans le follicule pileux. L’apparition de la technologie des sol-gels dans les soins L’Oréal permet quant à elle de recréer un squelette à l’intérieur de cheveux fragilisés. Sur ce dernier point, le chercheur reconnait une vraie innovation disruptive.

« Il n’y a pas d’innovation sans rupture ».

Mais selon Jacques, l’innovation dans le domaine des cosmétiques devra s’appuyer sur deux composantes. D’une part les recherches à l’intérieur des sociétés concernées devront être menées dans des perspectives de long terme en évitant de privilégier trop les recherches court terme. D’autre part, il sera bénéfique de miser sur des start-ups qui vont de plus en plus être moteurs de l’innovation. Les objets connectés en sont un bon exemple : «  aujourd’hui, des start-ups comme Withings proposent des produits pour la santé connectée. Ces concepts d’objets connectés seront probablement transposables demain au monde de la cosmétique ».

Jacques donne un dernier exemple d’innovation issue de recherches académiques, mise en œuvre au départ dans une start-up qui encapsule des principes actifs à l’intérieur d’une petite enveloppe qui disparaît lorsque le produit cosmétique est appliqué sur la peau. Le leader mondial dans ce domaine, la société CAPSUM, utilise d’ailleurs l’une des citations du physicien comme slogan : « Il n’y a pas d’innovation sans rupture ». « Le président de la société et co-fondateur de CAPSUM est un ancien élève de l’ESPCI Paris Tech. C’est le plus beau cadeau qu’il puisse me faire. Comme quoi, les liens entre le public et le privé se font toujours, d’une manière ou d’une autre… »

 

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